XI

MAGDALENE fit une pause au seuil du bureau où se trouvaient réunis les policiers et Hercule Poirot. De sa longue main aux doigts effilés, elle tapota ses cheveux platinés, souples et luisants. Sa robe vert feuille moulait ses lignes sveltes. Elle paraissait très jeune et un peu effrayée.

Les trois hommes la dévisagèrent un moment. Les yeux de Johnson trahirent une vive admiration. Ceux du chef de police Sugden montraient plutôt l'impatience d'un homme pressé d'en finir. Mais la jeune femme remarqua dans le regard de Poirot une profonde surprise : Poirot s'émerveillait non point de sa beauté, mais du parti qu'elle savait en tirer. Elle ignorait que Poirot se disait en lui-même :

« Un joli mannequin, cette petite, mais qu'elle a le regard dur ! »

Le colonel Johnson pensait : « George Lee a pris une femme réellement belle. Qu'il la surveille de près, car elle sait aguicher les hommes », cette Magdalene. »

De son côté, Sugden songeait : « Elle me fait l'effet d'une tête sans cervelle… soucieuse de sa toilette. Nous aurons vite fait de l'interroger. »

« Voulez-vous vous asseoir, Mrs. Lee ? Voyons, vous êtes…

— Mrs. George Lee. »

Elle accepta la chaise que lui offrait Johnson, avec un sourire aimable qui semblait vouloir dire : « Après tout, bien que vous soyez policier, vous n'êtes pas si terrible que cela ! »

La fin de ce sourire s'adressa à Poirot : les étrangers étaient si sensibles aux charmes féminins ! Elle s'inquiétait peu de l'impression qu'elle produisait sur le chef de police, Sugden.

Croisant les mains, en un joli geste de détresse, elle s'écria :

« Quelle chose horrible ! j'en suis tout effrayée.

— Voyons, voyons, Mrs. Lee, dit le colonel Johnson d'un ton bienveillant, mais un peu vif. Ce crime vous a bouleversée, je sais bien. À présent, le premier choc est passé, et nous voulons simplement entendre de vos lèvres le récit de ce qui s'est produit dans la soirée !

— Je n'en sais rien ! s'écria-t-elle…, je vous le jure. »

Le chef constable l'observa un moment, les paupières à demi fermées, puis il prononça doucement :

« Non, évidemment, non !

— Nous sommes arrivés hier. George voulait absolument que je vienne ici avec lui pour la Noël. Nous aurions mieux fait de rester chez nous. Jamais je ne me remettrai d'une pareille émotion.

— Une épreuve bien dure… en effet. Vous comprenez, je ne connaissais pas la famille de George. Je n'avais vu son père que deux fois… lors de notre mariage et en une autre circonstance. J'ai rencontré Alfred et Lydia plus souvent, mais je ne les connais guère plus que des étrangers. »

De nouveau, Magdalene prit une expression de petite fille effrayée. De nouveau, Hercule Poirot songea, émerveillé : « Elle joue fort bien la comédie, cette petite. »

« Bien, dit le colonel Johnson. Dites-moi : quand avez-vous vu votre beau-père… en vie… pour la dernière fois ?

— Oh ! c'était cet après-midi… Quel moment terrible !

— Terrible ! Pourquoi ? demanda vivement Johnson.

— Ils étaient en colère !

— Qui était en colère ?

— Tous… Pas George… Son père ne lui a rien dit. Mais les autres.

— Que se passa-t-il exactement ?

— Voici. Mon beau-père nous avait fait dire de monter chez lui. Comme nous arrivions à sa porte, il était en train de téléphoner… à son notaire au sujet de son testament. Ensuite, il reprocha à Alfred d'avoir l'air renfrogné. Il est vrai qu'Alfred était mécontent de voir son frère Harry s'installer dans la maison. Harry, paraît-il, s'était mal conduit envers la famille. Ensuite, le beau-père parla de sa femme… Elle est morte depuis longtemps… Il prétendit que sa femme était sotte comme une oie. Aussitôt David se lève, prêt à sauter sur son père pour le tuer… Oh ! »

Elle s'arrêta brusquement, l'air alarmé.

« Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. »

D'un ton encourageant, le colonel Johnson lui dit :

« Je comprends fort bien. Ce n'est qu'une façon de parler.

— Hilda, la femme de David, calma son mari et… ma foi, je crois que ce fut tout. Mr. Lee nous fit savoir qu'il ne désirait revoir aucun de nous, dans la soirée. Et nous le quittâmes.

— Et c'est la dernière fois que vous le vîtes ?

— Oui. Jusqu'à… jusqu'à… »

Elle trembla.

« Bien, bien, dit le colonel Johnson. Maintenant, où étiez-vous au moment du crime ?

— Attendez… Je crois que j'étais au salon.

— En êtes-vous certaine ? »

La jeune femme clignota des yeux et baissa les paupières.

« Oh ! que je suis sotte… J'étais allée téléphoner. On finit par tout embrouiller…

— Vous étiez en train de téléphoner ? Dans cette pièce !

— Oui. C'est le seul appareil téléphonique, à part celui de là-haut, dans la chambre de mon beau-père. »

Le chef de police Sugden lui demanda :

« Quelqu'un se trouvait ici avec vous ?

— Oh ! non. J'étais toute seule.

— Êtes-vous restée longtemps au téléphone ?

— Un assez long moment. Cela demande un certain temps pour obtenir la communication, le soir.

— Était-ce une communication interurbaine ?

— Oui… avec Westeringham.

— Et ensuite ?

— Ensuite, se produisit cet horrible cri… et tout le monde courut dans l'escalier… La porte était fermée à clef, on dut la briser. Oh ! un vrai cauchemar ! Je m'en souviendrai toute ma vie.

— Non, non », fit le colonel d'un air indulgent.

Puis, il demanda :

« Saviez-vous que votre beau-père conservait dans son coffre-fort tout un lot de diamants ?

— Pas possible ? De vrais diamants ? »

Hercule Poirot lui répondit :

« Oui, madame, de vrais diamants, pour une valeur de dix mille livres.

— Oh ! »

Ce petit cri renfermait toute l'essence de la cupidité féminine.

« Pour le moment, je crois que c'est tout ce que je voulais vous demander, Mrs. Lee, dit le colonel Johnson.

— Merci », fit-elle en se levant.

Elle adressa au chef constable et à Poirot un sourire de petite fille reconnaissante, puis elle se dirigea vers la porte, la tête bien droite.

« Voulez-vous avoir l'obligeance de faire venir votre beau-frère, Mr. David Lee », lui dit le colonel Johnson.

Fermant la porte derrière elle, il regagna la table.

« Eh bien, dit-il aux deux autres, qu'en pensez-vous ? Nous avançons. Remarquez un détail : George Lee téléphonait lorsqu'il entendit le cri ! Sa femme téléphonait également lorsqu'elle l'entendit ! Il y a là une inexactitude. »

Il ajouta :

« Sugden, quelle est votre opinion ? »

Le chef de police dit lentement :

« Je ne voudrais pas médire de cette dame. Bien que je la juge capable de tirer de l'argent d'un homme par tous les moyens, je ne crois pas devoir la classer dans la catégorie des femmes qui couperaient la gorge à un homme. Elle s'y prendrait d'une autre façon.

— Ah ! mon vieux, on ne sait jamais, murmura Poirot :

— Et vous, Poirot, que dites-vous ? »

Hercule Poirot se pencha en avant, rectifia la position du buvard placé devant lui et, d'une chiquenaude, enleva un grain de poussière sur l'abat-jour de la lampe de bureau. Il répondit :

« Il me semble que nous commençons à comprendre le caractère de la victime. Pour moi, l'explication de cette affaire réside dans la personnalité du vieux Mr. Lee. »

L'air perplexe, le chef constable se tourna vers Poirot :

« Je ne saisis pas du tout votre idée, mon sieur Poirot. Que vient faire ici le caractère du mort ? »

Poirot observa d'un ton pensif :

« Le caractère de la victime explique presque toujours sa fin. Ainsi, la bonté et la confiance de Desdémone furent la cause directe de sa mort. Une femme plus rouée eût compris les machinations de Iago et les eût déjouées. Marat, atteint d'une maladie de la peau, devait mourir dans son bain et le fougueux Mercutio à la pointe d'une épée. »

Le colonel Johnson tira sur sa moustache.

« Que voulez-vous dire exactement, Poirot ?

— Je veux dire que Mr. Lee, de par la nature de son tempérament, avait mis en mouvement certaines forces, qui, en fin de compte, déterminèrent sa mort.

— Ainsi, vous ne croyez pas qu'on l'a tué pour s'emparer de ses diamants ? »

Poirot sourit devant la perplexité de l'honnête Johnson.

« Mon cher, c'est précisément en raison de sa nature particulière que le vieux Siméon Lee conservait des diamants non taillés et d'une valeur de dix mille livres dans son coffre ! Ce n'est pas là le fait d'un homme ordinaire.

— C'est vrai, monsieur Poirot, dit le chef de police Sugden, approuvant de la tête, de l'air d'un homme qui comprend enfin son interlocuteur. Mr. Lee était un original. Il gardait ces pierres non taillées pour les tenir dans sa main et retrouver le souvenir du passé. C'est bien pour cela qu'il les conservait brutes, soyez-en certain !

— Précisément… précisément…, dit Poirot, énergiquement. Vous avez l'esprit pénétrant, Mr. Sugden. »

Le chef de police parut plutôt embarrassé du compliment, mais Johnson intervint :

« Il y a encore autre chose, Poirot. Avez-vous remarqué…

— Mais oui ! fit Poirot. Je sais ce que vous voulez dire. Mrs. George Lee nous en a appris plus qu'elle ne croit. Elle nous a donné une idée à peu près exacte de la dernière réunion familiale. Avec beaucoup de naïveté, elle nous a dit que son beau-frère Alfred était en colère contre son père… et que David avait l'air prêt à le tuer. Sans doute, ces deux constatations sont-elles vraies. D'après cela, rien de plus facile que de reconstituer ce qui se passa chez le vieux Siméon Lee. Pourquoi avait-il assemblé sa famille ? Pourquoi sont-ils arrivés à temps pour l'entendre téléphoner à son notaire ? Parbleu ! ce n'était pas là un effet du hasard. Il voulait que tous l'entendissent ! Le pauvre vieux, seul dans son fauteuil, privé des plaisirs de la jeunesse, cherchait une distraction et s'amusait à exciter les convoitises et la cupidité de l'humaine nature… et aussi ses passions ! Dans ce petit jeu, il n'a dû oublier aucun de ses enfants. Logiquement et nécessairement, il a taquiné George Lee aussi bien que les autres. Sa femme se montre très discrète là-dessus. À elle aussi, le vieux a dû lancer quelques flèches empoisonnées. Les autres nous apprendront ce que Siméon Lee a dit à George et à sa femme… »

Il s'arrêta. La porte venait de s'ouvrir et David Lee entra.

 

Le Noël d'Hercule Poirot
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